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Les tendanceurs passent de mode

14 mars 2009

[Le Monde – Marie-Aude Roux – 14 Mars 2009] Ils ont régné en monarque absolu des goûts et des couleurs dans les années 1980, énonçant les diktats des courants et tendances, prédisant l’avenir de la mode, du design et de la consommation. Leurs cahiers, épinglant comme chasseurs de papillons formes, couleurs et mouvements du futur, ont été des bibles vendues à prix d’or aux industriels. Mais les temps qui viennent ont peut-être d’ores et déjà programmé leur disparition : les tendanceurs ou chasseurs de tendances, ces surfeurs sur la vague du temps qui danse, seraient sur le point de passer de mode.

C’est un peu l’avis de François Bernard, directeur du bureau de tendances Croisements qu’il a créé en 1992. « Dans les années 1960, l’industrie du prêt-à-porter a généré une vision économique qui nécessitait de coordonner différentes professions liées à la filière. C’est là que sont nés les premiers bureaux de style, explique-t-il. Et puis les choses se sont emballées avec l’évolution de la consommation et la dynamique libérale. Aujourd’hui, je crois que cette vision omnipotente du tendanceur est obsolète. » Et d’ajouter, goguenard : « Quand on voit que Guy Debord et sa « société du spectacle » viennent d’entrer à la Bibliothèque nationale ! »

Une tendance lourde, que confirme Elizabeth Leriche, transfuge de la fameuse agence de style Nelly Rodi et fondatrice éponyme de son propre bureau. « Je ne me suis jamais reconnue dans le mot tendanceur. Aujourd’hui moins que jamais, car mon travail s’oriente de plus en plus vers le conseil personnalisé, précise-t-elle. Je propose du sur-mesure, mais n’impose rien. Et il arrive de plus en plus que l’on me demande d’aller jusqu’à la réalisation d’une décoration. » C’est ainsi qu’Elizabeth Leriche a relooké le ryad du Club Med à Marrakech. Pour aborder largement le stylisme ou la décoration, le travail des tendanceurs reste cependant ancré dans cette quête de l’air du temps, assemblage singulier de connaissances, de curiosité et d’intuition. Vincent Grégoire, directeur du département art de vivre chez Nelly Rodi, confiait dans un entretien paru en 2005 sur Internet dans Les Stratégies de l’à-venir (Sciencescom.org) : « Mon travail consiste à anticiper des comportements de consommateurs et, ensuite, à faire du lobbying pour que ça arrive de toute façon. » Et d’établir une hiérarchie entre le « phénomène » (de quinze jours à six mois), la « tendance » (entre un et trois ans) et l' »influence » (plus de trois ans). Comme pour la météo, les prévisions sont d’autant plus improbables qu’elles sont projetées loin dans le temps. « On sert de révélateur, au même titre que des directeurs artistiques, des journalistes, des décideurs d’opinion. Mais il ne faut pas se leurrer : on va picorer la substantifique moelle d’une force créatrice pour la transformer en business. »  Une vision pragmatique que nuance François Bernard, pour qui le premier travail d’un tendanceur est de « créer une histoire à partir de microsignes, qui déclenchent un processus global de l’imaginaire – cela va du désirable à l’irrésistible ». Libre ensuite de rationaliser à grand renfort de sociologues, psychologues, philosophes et sémiologues. NOUVEAU DÉFI Ces dernières années, les tendanceurs se sont vus concurrencés par des institutions venues du chiffre : des bureaux d’études comme Ipsos ou certaines agences de publicité avec leurs « planners » stratégiques (planification d’une campagne de pub en contact avec les commerciaux et les créatifs) ont pris le pas sur les équipes style.rnrnIl y a d’autre part les « people » comme Madonna, dont Grégoire Vincent dit avec malice : « Elle a tout compris : ce n’est pas Björk, le genre sculpture, pièce unique, complètement barrée de la tête, que personne ne va pouvoir porter. Elle n’est pas non plus trop grand public, comme Beyoncé, poupée vulgaire de supermarché. Elle est juste entre les deux. Entre le moment où c’est encore branché et le moment où ça va devenir commercial. Elle tient depuis des années grâce à ce regard. » Reste que, face à la crise, le nouveau défi des entreprises est aujourd’hui de se singulariser « au point même parfois de faire de l’anti-tendance ». Un nouveau concept pour les tendanceurs, qui, comme François Bernard, cultivent « l’humain, la volonté de vivre, l’espace et la lumière » et veulent « garder en mémoire que l’on adresse avant tout aux gens un message de beauté et d’harmonie ». Sans remonter jusqu’à la Pythie de Delphes, aux oracles et aux prédicateurs, les professionnels du futur ont encore de beaux jours à vivre.

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